Enseignement de Lama Shérab Namdreul
«
Un corps d’émanation reprend naissance
à
peu près à la manière d’une hallucination visuelle.
En
pensant comme cela, on reste en équanimité.
Par
cette méditation en équanimité, on maîtrise la matrice. »
Yogi Naropa
Expérience visionnaire et réalisation sont des sujets souvent accompagnés de récits merveilleux proche du surnaturel relatant tel Yogi rencontrant telle divinité ou se rendant dans telle Terre pure, etc. Le Bouddha Shakyamouni ayant privilégié la réflexion et l’expérience plutôt que la croyance, ce n’est pas lui manquer de respect que de s’interroger sur le crédit à accorder à ces récits. Dans l’enseignement philosophique du Bouddha-dharma, la foi succède à la sagesse. Une foi qui s'accompagne d'espérance bienveillante et qui reste libre de toute idéologie. Pour ma part, j’ai mon tiroir « croyance » dans lequel je place les dossiers non résolus en attente de mon Éveil pour les valider. Maintenant, si l’on m’interroge sur le côté « mystique » de l’enseignement du bouddhisme tibétain, j’essaie d’y répondre au mieux, sans suspicion pour autant, en précisant quand je fais référence aux textes canoniques ou à mes expériences et réflexions personnelles.
Suite à des demandes répétées, je vais essayer ici de développer le sujet par écrit, ce qui est pour moi un exercice laborieux bien qu’à la finale j’en reconnaisse les bénéfices comme affiner le raisonnement.
Cela ne m’empêche pas de privilégier l’auralité qui invite l’élève à prendre part à l’enseignement dans une attitude responsive offrant l’opportunité d’échanger, d’interroger voire d’interpeler l’enseignant qui ne peut que s’en réjouir surtout s’il ne s’attribue pas ce rôle de prêcheur pour lequel on serait censé lui accorder toute sa confiance.
Bien qu’on puisse entendre ou lire, ici ou là, que l’Éveil
se réalise « sans effort » « tout simplement » « en
une seule vie » « sans qu’il y ait besoin de pratiquer », il
serait risqué d’opter pour une expectative naïve. Pour cela, les enseignements
suggèrent de s’appliquer aux trois entraînements[1] qui permettent de réunir trois
conditions indispensables : une rigueur intellectuelle, une fine analyse
psychologique et une profonde contemplation.
On peut très bien avoir une compréhension sérieuse du bouddhisme ou une réflexion aiguisée sur sa philosophie. On peut également, en toute légitimité, estimer avoir de réels acquis sur nos comportements et nos émotions. Tout ceci est certes significatifs pour évaluer nos progrès intellectuels et psychologiques mais il ne faudrait pas s’en contenter.
Ici, par valide, je distingue les compréhensions et expériences qui participent aux progrès que l’on peut rencontrer sur le chemin qui mène à l’Éveil, c’est-à-dire à la conscience (sct. jñā, tib. shé) de la nature ultime des phénomènes et de l’esprit. De cette science primordiale s’ensuivent les trois obtentions[2] : sagesse (tib. kyèn), bienveillance (tib. tsé) et capacité (tib. nus pa).
Pour qu’une telle compréhension puisse s’avérer valide, il faut au préalable mener à bien la sagesse de l’écoute juste (sct. saṁyak) ainsi que celle de la réflexion juste. C’est ensuite par la méditation juste que l’on se doit de vérifier les instructions qui nous informent des obstacles à la connaissance et des antidotes à appliquer. Se révèle alors à notre conscience qu’il y a bien quelque chose qui nous empêche d’être maître de notre concentration, de notre détente et de notre lucidité. Avec l’aide de l’instructeur nous allons pouvoir comprendre ce que l’on nomme « distraction », « discours mental », « saisie imputative », « soif », « discrimination » etc. Toutes ces contrariétés contribuent à l’apprentissage de notre compréhension parce qu’elles auront été appréhendées au vif de leur fonctionnement mental. Cette compréhension valide n’est pas juste bénéfique à soi, elle peut nous permettre d’aider quelqu’un qui rencontre des difficultés à méditer.
De nombreuses personnes ne persévèrent pas devant les contrariétés et ne veulent surtout pas voir qu’elles s’y prennent mal à cause tout simplement qu’elles se trompent d’aspiration comme « méditer pour être stable, tranquille, heureuse, méditer pour qu’il n’y ait pas à penser quoique ce soit voire même de n’être plus conscient de soi-même. C’est en corrigeant notre aspiration que l’on trouvera la persévérance nécessaire pour obtenir cette compréhension valide qui est très encourageante et stimulante dans notre quête de lucidité.
Sur la base
de cette compréhension valide, nous aurons suffisamment de persévérance (sct. kṣānti, tib. zeupa) pour gagner en détente enthousiaste (sct. vīrya, tib. tseundru) puis faciliter l’enstase (sct. dhyāna, tib. samtèn) et d’y joindre (sct. yuganaddha,
tib. zoung djouk) le discernement (sct. vipassanā, tib. laktong). À ce niveau-là, ce qui apparaissaient pour être des
contrariétés justifiant des antidotes n’est plus d’actualité. L’usage même du
rappel (sct. smṛti, tib. drèn pa) s’avère caduque[3].
Le terme "expérience" (sct. vedanā, tib.tsor oua) désigne une aptitude du
processus cognitif (agrégat[4]) qui tire information de la "forme
phénoménale" et dont le traitement consiste au strict nécessaire :
agréer/désagréer[5]. C’est à la compétence de l’agrégat "perception"
de concevoir (sct. sam jñā, tib. du shé) "agréable/désagréable" avec imputation ou
pas selon notre capacité de discernement. Quant aux options : attirance,
répulsion et indifférence, elles sont à la charge de l’agrégat "ré-activité"
(sct. saṃskāra) sous l’impulsion ou sur
délibération selon notre force mentale.
L’expérience caractérise le flot
du continuum conceptif/cognitif non-né, non-cessant et par là même causal et
transitoire. L’amplitude des fluctuations de ce "courant de
conscience" (sct. jñāna saṃtāna,
tib. shé gyu) détermine les distorsions (sct. kleśa) sur notre perception
et leurs impacts karmiques sur notre devenir.
Pour qu’une expérience puisse s’avérer valide, il faut avoir suffisamment "entraîner l’Intellect[6]" (tib. Lo Djong) à la Vue de la vacuité pour acquérir une dextérité d’analyse et de discernement. Grâce à une compréhension juste, lors d’une enstase non-discursive enrichie d’une contemplation libre d’imputation, l’aptitude intellective va passer en mode intuitif avec pour priorité (sct. pra) de savoir (sct. jñā) la co-émergence de toute manifestation au vide de nature propre. C’est dans les conditions d’un tel samādhi que l’expérience peut s’avérer valide à une réalisation.
Les expériences visionnaires ne sont pas systématiquement valides et ne procède pas toutes d’un samādhi, comme le suggère Patañjali à la section IV 1er paragraphe[7], des expériences visionnaires peuvent également se produire de façon spontanée ou artificiellement sous l’effet de psychotropes, de transe incantatoire, d’un jeûne austère.
L’intérêt privilégié que l’on porte au samādhi[8], en quelque niveau que ce soit, c’est qu’il participe de facteurs
vertueux[9] qui répondent d’une résolution (sct. saṃkalpa) vaillante
dans l’exécution d’une volonté affranchie de tout artifice.
Quel que soit type de samādhi (tib. ting gné dzin), les expériences se caractérisent par un sentiment de certitude d’avoir passé une étape. Cette validation vient du fait que l’enstase (sct. dhyana, tib. sam tèn) concomitant au samādhi permet d’appréhender (tib. dzin) l’activité mentale conceptive/cognitive dans les meilleures conditions qui soient pour reconnaître la nature primordiale des phénomènes et de l’esprit.
Samādhi est le quatrième des cinq facteurs mentaux[10] qui établit un
rapport "déterminant à l’objet" (tib. yul ngé djé). Le long des étapes
de śamatha[11], l’appréhension (tib.
dzin) de l’objet va évoluer pouvant montrer des signes (sct. nimitta) présageant
l’instant où objet[12] et esprit[13] s’avèrent de nature mentale
identique. C’est l’étape déterminante, la 8e, qui permet d’établir
l’équanimité, la 9e étape, dont la caractéristique est d’être en
vacance, libre de préoccupation d’avoir pensé ou pas.
Ainsi, lors d’un samādhi,
toutes les expériences valides s’accompagnent de sagacité qu’elles soient
accompagnées ou pas de visions. Il n’y a pas de nécessité à avoir des
expériences visionnaires mais si cela nous arrive, il est bien de savoir ce
dont il s’agit et ce qu’il faut en faire.
Nimitta est un concept que l’on rencontre généralement dans les
commentaires théravadins du Ānāpānasati sutta et
du Mahā Satipaṭṭhāna sutta, deux soutras qui présentent la progression
vertueuse du rappel (sct. smṛti, pali. Sati, tib. drèn pa) maintenu sans discontinuité sur la respiration.
La consigne habituelle est de ne pas prendre en considération les
nimittas et de maintenir le rappel jusqu’à là même où la soif apparaît pour la
voir prendre racine et finalement se résorber en sa propre illusion.
Cependant, se présentant sous l’aspect d’apparence mentale, les nimittas peuvent être considérés comme des expériences visionnaires pouvant nous permettre d’approcher la nature ultime des phénomènes et de l’esprit. Ainsi, si l’on a une compréhension certaine de la vacuité et que l’on n’aspire pas particulièrement au calme mental mais plutôt à la lucidité, il peut être opportun de profiter d’un nimitta et d’appliquer le discernement en la Vue de la co-émergence (sct. sahaja) d’apparence et vide. Ce qui implique de joindre (sct. yuganaddha, tib. zoung djouk) dhyana et prajñā et de précipiter l’entrée dans le chemin de la Vision puis éventuellement dans le chemin des quatre yogas du Sahaja-mahamoudra qui dissipent le voile subtil aux connaissables (sct. jñeyā-varaṇa, tib. shé djaï drib).
La contemplation tantrique est le domaine par
excellence de l’expérience visionnaire parce qu’on y privilégie l’imagination
créatrice. L’approche se fait en trois phases : 1) la phase de
génération ; 2) la connaissance pure du symbolisme ; 3) la phase de
parachèvement.
1) La phase de génération (tib. kyé
rim)
C’est la phase pendant laquelle on applique l’effort de concentration pour imaginer, selon une
iconographie rigoureuse, les aspects et les attributs de la divinité mais aussi
les attitudes et les aptitudes qu’elle représente. Cette divinité est ensuite
signée des trois sceaux du Trikaya Om Ah Houng. À cela s’ajoute la Vue du Yidam racine qui est validé par la co-émergence de
samayasattva et jñānasattva.
2) La connaissance pure du symbolisme
Comme pour śamatha, la
phase de génération nécessite la vigilance et le rappel pour obtenir une
concentration sans discontinuité et produire l’enstase (sct. dhyana, tib.
samtèn) contemplative. À ce moment-là, ce que nous évoque la divinité va permettre
de mettre à contribution ce que l’on nomme « La connaissance pure du
symbolisme ». Il est nécessaire d’avoir au préalable mémorisé le
symbolisme pour qu’au moment de l’enstase cette connaissance soit pure d’élaboration mentale et permette à l’imagination de
passer en une aptitude imaginale de l’esprit vis-à-vis du symbolisme.
Cette jonction de concentration et
d’évocation s’applique en les trois samādhis spécifiques au tantrayana.
3) La phase de parachèvement (tib. dzok rim)
La phase de parachèvement est l’apogée de la contemplation tantrique. Elle se produit d’autant plus naturellement que la phase de génération et la « connaissance pure du symbolisme » aient abouti. La phase de parachèvement est la finalité de tous les tantras. Elle correspond à la réalisation de la nature ultime des phénomènes mentaux et de l’activité mentale de l’esprit.
J’eus l’occasion de parler de mes
expériences visionnaires mais c’est avec Khempo Tsultrim Gyamtso Rinpotché,
lors de la fameuse retraite de trois ans en 1989, que je reçus la confirmation
et la façon de procéder pour les mettre à profit. En résumé, il me dit :
« quand il y a des visions claires d’une divinité ou de quelques
attributs, cela vient du chakra du Cœur quand le souffle et l’esprit s’unissent
et il faut reconnaître l’union de clarté/vide ».
Outre la contemplation tantrique, les
expériences visionnaires peuvent se produire également lors de la pratique des six Yogas essentiels ou bien encore lors d’une
méditation directe comme celle du Sahaja-mahamoudra. Quelle que soit la méthode
que l’on pratique, c’est lors du « bardo de l’enstase » (sct. samādhyantarābhava,
tib. samtèn gyi bardo) en quelque samādhi que ce soit qu'une expérience visionnaire puisse être l'occasion d’appliquer
le discernement (sct. vipassana) c’est-à-dire la reconnaissance de la
co-émergence de l’expérience/vide.
On ne peut accéder au tréfonds du Cœur
qu’avec une extrême précision semblable à celle d’une aiguille d’acupuncture.
Avec une concentration soutenue, l’esprit (sct. citta, tib. sèm) et le souffle
de vitalité (sct. prāṇā, tib. sok) s’assimilent provoquant ainsi un Prāṇayāma[14]. Dans l’approche tantrique c’est par la succession des trois samādhis
et/ou la graduation des trois yogas de la
récitation du mantra que l’on accède au tréfonds du Cœur.
Ce tréfonds du Cœur peut être aussi bien le
siège de toutes les peurs que celui de toutes les libérations selon la consilience que l’on a pu établir avec la vacuité.
Certaines pratiques comme celle de "Tcheu"
ou celle de "Mahākāla" vont au-devant des peurs qui se nichent au niveau subconscient.
Leurs expériences numineuses s’aspectent généralement sous forme de démons[15] ou encore sous forme de protecteurs.
- Relativité de l’expérience
Ces expériences visionnaires de la
contemplation imaginale ne doivent pas être une fin en soi. La finalité n’est
pas que nous fassions des expériences mais que nous réalisions la nature
primordiale des phénomènes et de l’esprit.
À tous les niveaux du chemin vers l’Éveil,
il y a certains dangers de prendre les expériences de la méditation pour une
fin en soi. Ne serait-ce qu’au niveau du sentier de samatha, pour peu que notre
aspiration s’en tienne à trouver du bien-être ou la paix et que l’on considère
les quatre samādhis de samatha comme une finalité, on
risque d’instaurer des enstases erronées en provoquant une
« neutralisation » (tib. mi yo oua) de l’agrégat expérience jusqu’à
suspendre l’activité de l’agrégat forme pour nous plonger dans la sphère des
dieux dits « sans forme ».
Les dangers se trouvent également quand
surviennent les trois types d’expériences « mystiques » :
expérience de clarté, expérience de félicité et expérience d’a-conceptualité. Quand
celles-ci sont considérées comme des finalités, leur "objectivation" peuvent
piéger le pratiquant dans des sphères psychiques obstruées après qu’il ait
quitté son existence humaine.
Les plus hautes expériences mystiques n’ont
aucun intérêt si elles ne contribuent pas au discernement (sct. vipassana) et
donc à prendre en flagrant délit les illusions de nos saisies imputatives, de la soif
discriminative et de l’ignorance fondamentale.
Bien qu’elles ne soient pas indispensables à la réalisation de la nature ultime de l’esprit, si des expériences visionnaires adviennent lors de la contemplation tantrique, elles ne doivent pas être négligées pour autant car elles n’en sont pas moins des signes (lat. numen) émanant (sct. nirmāṇa, tib. trul) de l’activité conceptive/cognitive qu'est l'esprit. Lors de ces expériences, ce n’est pas d’avoir vu telle ou telle divinité qui importe mais c’est de réaliser qu’elle est une mise en lumière de l’insondable activité phénoménale de l’esprit. C’est un instant visible de l’invisible[16].
C’est toute l’originalité de la contemplation tantrique qui n’en reste
pas moins compatible et intégrable avec la Vue directe sahaja[17].
La promesse d’une Voie directe est séduisante mais il ne faut pas manquer de réagir si la réalisation tarde à venir ou ne serait-ce qu’une compréhension valide. L’approche contemplative tantrique n’est pas une trahison à la Voie directe si les numema issues de l’enstase contemplative sont l’occasion de réaliser la nature ultime de l’activité phénoménale de l’esprit.
Étant de l’ordre de l’invisible et sans référence (tib. ris mé) semblable à l’espace, il n’y a pas de numen propre au dharmakayā. Les numina sont de l’ordre du rūpakāya : nirmāṇa et saṃbhoga.
Je distingue trois classes :
1) Le numen formel.
L’expérience de s’appréhender sous l’aspect
corporel du Yidam ou par quelques détails comme la signifiance du moudra, les
ornements, la douceur du sourire, tenir un attribut, etc.
2) Le numen verbal.
Entendre les mots du Yidam qui confirme,
enseigne ou prophétise, etc. Entendre les sons du mantra provenir des lettres
visualisées lors du yoga de la récitation intime du
mantra.
3) Le numen mental.
C’est le numen du sens accompagné de
certitude. Ce sont les attributs associés aux qualités du Yidam : vajra, lotus,
siège soleil et lune etc. Leur signifiance renvoie à une aptitude de l’esprit,
etc.
Cette énumération n’est certes pas
exhaustive, je la propose juste à titre indicatif.
- Du numen au siddhi
Ces quatre Intelligences correspondent aux Dhyanas vajra, ratna, padma, karma des quatre activités : pacification, épanouissement, contrôle et opportunité incisive.
Comme le numen participe de la phase de génération (tib. kyé rim), il se présente comme émanation (sct. nirmāṇa) avec la possibilité de jouir (sct. saṃbhoga) d’une Intelligence sans distorsion (sct. klésha). Quant à la cinquième Intelligence, le dhyana bouddha, celle du déploiement de la relativité pleinière, le dharmadhātou, elle participe de la phase de parachèvement (tib. dzok rim), l’apogée de la Voie tantrique comme étant « le siddhi authentique du Mahāmoudrā » pour reprendre le 8ème Karmapa Mikyeu Dorjé.
« Réalisation » signifie que
l’activité conceptive/cognitive phénomène/esprit est délivrée (sct. vimukti) de
toutes les illusions dues à la saisie imputatives, la soif discriminative et
l’ignorance fondamentale d’une façon définitive et indéfectible :
1) définitive, dans le sens où il n’est plus possible de s’illusionner à nouveau.
2) indéfectible, dans le sens où ce qui est acquis dans cette
vie se retrouvera innée dans les vies suivantes sans discontinuité. C’est-à-dire
ce principe que l’on nomme « accumulation de sagesse ».
Cette « réalisation » désigne donc une obtention
supérieure (sct. adhigama, tib. toks pa) à toute autre, au sens où elle est
significative d’une élimination (sct. prahāṇa, tib. pang) totale des illusions. La co-émergence de
cette élimination/obtention (tib. pang toks)
est spécifique au « suprême et parfait Éveil » (sct.
anuttara-samyak-sambodhi).
Cette désillusion entraîne une sagesse[18] (tib. kyèn pa) dont l’Intelligence gère les liens causals entre phénomène (sct. dharma, tib. tcheu) et esprit (sct. dhātou, tib. kham) dans le déploiement (tib. ying) de la relativité pleinière (sct. dharma-dhātou, tib. tcheu kham).
Toutes les visions qui surviennent à
l’esprit sont d’un réalisme impressionnant et les interprétations que l’on peut
faire de ces expériences visionnaires exigent beaucoup de précautions. Il est
donc très important de garder une certaine sobriété devant la nature
"phanique" de ses visions et de ne pas leur prêter une objectivité
réelle. Dans le cadre d’une contemplation tantrique, si une vision de la
divinité se présente si claire soit-elle, il faut faire appel au Refuge vajra[19] que l’on nomme le « sceau du yidam racine ».
Pour cela, les instructions d’un Lama qualifié permettra de « garder raison » pour s’éviter de saisir l’aspect visionnaire comme étant une réalité objective. Les visions sont manifestes et significatives certes mais elles restent de la nature d’une "hallucination" au sens que cela émane (sct. nirmana, gr. phaínō) et participe de notre esprit. On garde conscience de cet aspect "phanique" pour mener à terme la réalisation de la nature dharmakaya de l’esprit, c’est-à-dire de nature paradoxalement vide de substrat et cependant phénoménale.
Selon le "credo" du Sahaja, la nature ultime de l’agrégat expérience est : « co-émergence de jouissance/vide », ce qui veut dire que l’expérience, qu’elle soit d’agréer ou désagréer, est vide de caractérité (sct. lakṣaṇa, tib. tsèn nyi) intrinsèque comme "agréable" ou "désagréable". Ainsi, En lui épargnant nos imputations (sct. vikalpa, tib ; nam tok), l’expérience, dans sa juste mesure d’agréer ou désagréer, nous reste « loisible au bon usage (jouir) de l’intelligence du discernement »[20]. Cette Vue sahaja met en avant la quatrième des quatre garanties[21] recommandées par le Bouddha Shakyamouni.
Qu’elle soit vertueuse ou non, compassion ou colère, clarté ou opacité, félicité ou frustration, tant que l’expérience est appréhendée comme objectivement réelle, la soif maintient l’illusion d’un référentiel cognitif égocentrique. Il n’y a rien de désespérant à cela, si l’on considère toute expérience comme l’occasion de couper la saisie imputative que la soif nous impose. Une réalisation est possible en quelque co-émergence que ce soit : compassion/vide, colère/vide, clarté/vide, opacité/vide, félicité/vide, a-conception/vide, conception/vide, etc.
Cette Vue directe que l’on retrouve dans le mahamoudra, le dzogchèn, le zazen etc., est loin d’être facile à mettre en application mais il ne faut cependant pas se résigner. L’opportunité d’une réalisation directe n’est jamais à exclure. Un tempérament "vajra" ne laisse pas de place à la sous-estimation, à l’expectative ou la résignation.
En attendant l’opportunité d’une éclaircie dans le brouillard de nos voiles, on s’applique consciencieusement à la pratique dite « graduelle » qui consiste à mettre toutes les conditions favorables de notre côté en faisant preuve d’habileté (tib. kh’é) dans l’application d’une méthode (tib. thab).
La finalité de la pratique bouddhique est la réalisation de la nature ultime des phénomènes et de l'esprit. La perception directe de leur nature ultime est empêchée par deux voiles :
1) Le voile aux connaissables (sct. jñeyā-varaṇa, tib. shé djaï drib) qui recouvre tout ce qui est "potentiellement intelligible" à la conscience. Ce voile est dû aux illusions que provoquent l’ignorance et la discrimination binaire.
2) Le voile des perturbations qui est dû aux distorsions de la perception (sct. kléshas) et les imputations (sct. vi-kalpa, tib. nam tok) qui interfèrent dans l’activité causale mentale (le karma) des cinq agrégats et impactent notre devenir.
Tandis que l’accumulation de "mérite" (sct. puṇyā, tib. seunam) permet de gagner en maturité et compréhension, l’accumulation de sagesse consiste à dissiper ces différents voiles. L’aboutissement des deux accumulations fait que seul l’Éveil se caractérise par le double bienfait, celui pour soi-même et celui pour autrui.
Les illusions
Les causes qui produisent le mal-être existentiel (sct. doukha) et ses perturbations sont les illusions dues à l’ignorance fondamentale, la soif discriminative et les saisies imputatives. Elles se résument en trois illusions principales qui sont, du plus probant au plus subtil :
1) l’illusion de prendre pour permanent ce qui est transitoire.
2) l’illusion d’imputer une caractérité (sct. lakṣaṇa, tib. tsèn nyi) intrinsèque aux phénomènes et à l’esprit alors que toute caractéristique est causale, relative, circonstancielle, contextuelle etc.
3) l’illusion d’appréhender une réalité aux phénomènes et à l’esprit.
Les désillusions consistent à réaliser :
1) la nature transitoire et relative de toute manifestation phénoménale.
2) leur absence de caractérité (sct. lakṣaṇa, tib. tsèn nyi)
3) l’absence de réalité absolue, de nature propre, de substrat etc. en les phénomènes et en l’esprit
L’antidote à la distraction (sct. vi-kṣepa) c’est de « laisser du temps à l’objet pensé » (tib. sam tèn, sct. dhyana) d’apparaître comme étant phénoménal.
L’antidote aux distorsions imputatives (sct. vi-kalpa) c’est le discernement (sct. vi-passanā).
L’antidote au voile des perturbations c’est la réalisation de la co-émergence apparence/vide.
L’antidote au voile aux connaissables c’est la réalisation de la co-émergence connaissance/vide.
En demeurant en la co-émergence de l’expérience/vide, la sagesse de toute vacuité s’avère co-émergence de félicité/vide.
La seule méthode (tib. tab) est la concentration juste. Le reste du chemin est une question d’habileté (tib. kh’é).
L’expérience étant appréhendée comme altérité, le moi est appréhendé comme destinataire de l’expérience ce qui conforte le sentiment d’identité au moi et fixe un référentiel cognitif égocentré. On se trouve dans la situation d’un observateur dont le référentiel d’observation du ciel serait géocentrique et qui nous fait croire en toute bonne foi que le soleil se couche ou se lève.
L’effort de concentration consiste à déplacer le référentiel cognitif sur l’objet pensé (tib. sam) et de lui donner suffisamment de temps (tib. tèn) pour que le référentiel égocentrique de notre identité fictive ne s’impose pas. En se concentrant suffisamment de temps sur l’objet, il ne sera plus établi par le biais du discours mental égocentré jusqu’au moment où il se présentera alors de nature mentale. À ce moment-là on peut parler d’enstase (tib. sam tèn), ne serait-ce qu’à la 4e étape de samatha que l’on nomme « placement parachevé ». Maintenant, tout dépend de notre force de détermination juste (sct. saṁyak saṁkalpa) pour appliquer la Vue juste[22] (sct. saṁyak dṛṣṭi) qui consiste à privilégier (sct. pra) la conscience (sct. jñā) de la vacuité. Cette force de détermination s’acquiert par un entraînement assidu de l’Intellect (tib. lo djong) pour qu’au moindre instant d’enstase vienne un réflexe de l’Intellect sous son mode intuitif et donc propice au discernement (sct. vipassana, tib. lak tong).
Au début, la Vue est purement théorique et pendant la
méditation on l’énonce mentalement, on la suggère, on s’en persuade. À force
d’étude et de réflexion, on va comprendre la Vue et pendant la méditation on va
pouvoir générer sans discours la conception que l’on a de la Vue jusqu’au
moment où notre conception sera conforme à la perception naturelle que l’on
nomme l’esprit.
[1] Écoute, réflexion et méditation.
[2] Cf. Mahāyānottaratantra śāstra, le traité du sublime continuum du mahāyāna d’Asanga, inspiré des instructions de Maitreyanātha (IIIe – IVe siècle).
[3] Le « non rappel » (tib. drèn mé) est un point clé du Sahaja selon le Yogi Saraha.
[4] Souvent traduit par « agrégat sensation ».
[5] Il est souvent fait mention d’une sensation neutre, ce qui est une erreur. Il est plus approprié de parler de « neutralisation (tib. mi yo oua) de l’agrégat sensation » ce qui revient à créer une léthargie mentale accompagnée de "bien-être" mais qui nourrit une propension à renaître dans une sphère psychique de l’ordre du « monde des dieux ».
[6]
L’Intellect (sct. buddhi, tib. lo) désigne l’aptitude d’établir des
liens (lat. ligare) entre (lat. intĕr) les aspects conceptifs et cognitifs qui
constituent notre continuum mental. C’est cette aptitude intellective qui fait
la cohérence causale dans le processus des cinq agrégats. L’aptitude
intellective fait partie intégrante de l’activité mentale et ne peut lui être
retirée. Elle peut être cependant plus au moins vive ou défaillante par manque
d’exercice et d’entraînement.
[7] Cf. Yoga sūtra, Kaivalya Pādah IV-1 : Janma-oshadhi-mantra-tapah-samādhi-jāh-siddhayah. « Des "accomplissements" peuvent être spontanés ou produits par l'utilisation de plantes, par incantations de mantras, par des austérités ou par le samādhi.
[8] Samatha et vipassanā sont chacun divisés en quatre samādhis. Dans le tantrayana, la contemplation se divise en trois samādhis. Le mahamoudra est également qualifié de samādhi vajra, au sens de primordial et immuable.
[9] Les sept facteurs d’éveil : le rappel (sct. smṛti), l’analyse (sct. vacaya), l’enthousiasme (sct. viriya), agrément (sct. prīti), la souplesse (sct. Praśrabhi), absorption (sct. samādhi) et équanimité (sct. upekkhā).
[10] 1. Aspiration, 2. Considération, 3. Rappel, 4. Samādhi, 5. Prajñā.
[11] Le sentier de śamatha se compose de neuf étapes.
[12] Le "pensé" (tib. sam, བསམ་ ). Ce "sam" se retrouve dans "samtèn" ( བསམ་གཏན་ - sct. dhyana) où l’on maintient durablement (tèn, གཏན་ ) l’objet pensé (sam).
[13] "Penser" (tib. sèm, སེམས་ )
[14] Prāṇāyāma. La troisième des six Branches de la lignée Vajra Yoga. Maîtrise de la vitalité, traduite ailleurs comme “arrêt de la vitalité” ou “effort vital”. Taranatha explique :
« En sanscrit, “prāṇā” veut dire “vie ou vitalité”, “āyāma” peut vouloir dire “arrêter, effort ou prolonger”. Rapprocher les deux parties du terme nous donne “prāṇāyāma”, ce qui peut signifier ou “effort vital” ou “cessation de la vitalité”. Ici, “vital” fait référence à un “souffle” (sct. vayu, tib. loung) particulier, le prāṇā ; par “arrêter” et “effort”, on veut dire qu'on le fait entrer (dans le canal central). » Extrait du Manuel de Retraite de Djamgueun Kongtrul. Cf. également Tsaloung de Lama Kunga. Éd. Yogi Ling.
[15] La saisie imputative place le mental dans une confusion cognitive dont le mal-être (sct. Doukkha) en est le symptôme. Cette confusion s’établit sur plusieurs degrés. Les démons relèvent d’un niveau particulièrement pervers de la confusion mentale. Les démons ne créent pas la confusion mentale. Les démons procèdent d’une confusion mentale aggravée. Quand on parle de démon il s’agit de processus qui opèrent dans les couches les plus profondes du subconscient. Ils opèrent de façon subtile.
[16] Je fais un rapprochement avec les trois principes de la contemplation soufie : épiphanie, image/archétype et théophanie.
[17]
Je fais allusion aux dissensions entre les tenants du tantrayana comme étant
« le siddhi authentique du Mahāmoudrā » comme le 8ème Karmapa Mikyeu Dorjé, 1507-1554,
et les tenants de la transmission du Mahāmoudrā d’Atisha prodiguée par Gampopa sans le biais des tantras (Cf.
Sahajasiddhi-paddhati, Éd Yogi Ling). Chacun des clans estimait une incompatibilité
de leur voie respective.
[18] Cf. note 6.
[19] Le Refuge vajra se résume en trois Racines : le Lama Racine, le Yidam Racine et la Protection Racine - Dakas, Dakinis, Protecteurs etc. Chaque Racine sont Refuge parce qu’ils font appel à la nature ultime de l’esprit dans l’expression du Trikaya.
[20] Expression qui définit l’accomplissement que l’on nomme « soukhavati » (tib. déoua tchèn). L’approche contemplative de soukhavati est amorcée par la seule confiance en ce flot de l’expérience cognitive, une confiance qui permet de joindre observation et discernement. Cette confiance ne laisse pas de prise à la soif et va donc nous permettre de "cesser toute imputation" (sct. nirvikalpa) pour réaliser la vacuité de caractérité puis la vacuité de nature propre de ce processus que l’on nomme « agrégat expérience »
[21] 1) S’en remettre au sens des mots et non pas aux mots seuls. 2) S’en remettre à l’enseignement et non pas à l’enseignant seul. 3) S’en remettre à l’expérience [et non pas à la croyance seule]. 4) À toute expérience, s’en remettre à la Vue de la vacuité.
[22] Détermination juste et Vue juste constituent les deux premiers points du « noble sentier octuple » qui caractérisent la voie de la sagesse suivie des voies de l’éthique et des quatre dhyanas de samatha.